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En ce moment mon travail prend la forme de vidéos found-footage. Bien que je n’exclus pas d’intégrer des images filmées ou des sons enregistrés par moi même, je travaille surtout à partir de données déjà existantes. Car je m’attache à certains détails, je manipule, recadre ou refilme des images afin d’en proposer une nouvelle lecture.

Mais les gestes auxquels je consacre le plus de temps sont ceux du mixage et du montage (spatial et temporel) de ces données. Les histoires que je compose prennent forme par le rythme d’apparition des images à l’écran.

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Dans la vie quotidienne, tout ce que je vois et qui m’interpelle, je l’enregistre impulsivement. Comme des prises de note. Comme si il fallait que je garde certaines choses pour m’en souvenir. Mais ces données s’accumulent et je ne prend pas le temps de les classer. Elles n’ont parfois rien à voir les unes avec les autres et se retrouve cote à cote dans un dossier. Un jour je décide de jeter un oeil sur ces souvenirs que j’avais mis de coté. En les visionnant ainsi dans un ordre non prémédité je vois des histoires se profiler. C’est ce moment d’apparition épiphanique qu’il faut que je retienne et c’est alors que commence mon travail de montage.

anagramme

Dans An Anagram of Ideas on Art, Form and Film, Maya Deren organise ses idées selon une structure anagrammatique. Une anagramme consiste à combiner des lettres de manière à ce que chacune soit en relation simultanée avec un élément dans plus d’une série linéaire. Cette simultanéité est réelle et ne dépend pas du fait qu’elle soit habituellement perçue en succession. Chaque élément de l’anagramme est relié à l’ensemble de manière à ce qu’aucun ne puisse être modifié sans affecter ses séries et par le fait même, en affecter le tout. Et réciproquement, l’ensemble est relié à chaque élément. Qu’on lise une série à l’horizontale, à la verticale, à la diagonale ou même à l’envers, la logique de l’ensemble n’est pas perturbée, mais demeure intacte.

image poétique

On peut faire un rapprochement entre la conceptualisation Deulezienne de l’image cinématographique contemporaine, l’image-temps, et les considérations théoriques de Maya Deren à propos de la structure poétique de l’image cinématographique, où le sens surgit du va et vient des images dans l’entre deux, et dans la laquelle la forme est fondamentalement liée à son contenu. Ces propos s’inscrivent dans la lignée de la théorie d’Eisenstein qui considère la forme filmique en tant que structure organique dans laquelle tous les éléments sont nécessaires à la création et au bon fonctionnement de l’ensemble. Deren exemplifie cette systématisation en adoptant la figure de l’anagramme, qui sert de métaphore à l’image cinématographique ainsi qu’au film en tant que tout. Le rapport essentiel entre les différents éléments (la permutation des lettres de l’anagramme, la composition de l’image et l’agencement des différentes images) est étroitement lié à l’ensemble filmique, de sorte que le moindre changement à l’intérieur des séries affectera l’entièreté du système. Cette formalisation est directement dérivée de l’image poétique, à la fois verbale et visuelle (conception de l’image formulé par le poète Erza Pound), et qui est le noyau théorique de l’esthétique de l’image cinématographique développée par Deren.

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” Dans la danse filmique que j’ai réalisée, le danseur amorce un large mouvement – l’abaissement de sa jambe étendue –
(…)
le fait que le tempo du mouvement soit continu et que les deux prises de vues soient au montage, collées de manière à se suivre sans interruption – relie des lieux qui sont disjoints en réalité. “

Maya Deren dans An Anagram of Ideas on Art, Form and Film (1946), à propos du montage de son film A Study in Choreography for Camera.

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« Les images fournies par la caméra sont comme les fragments d’une mémoire permanente et incorruptible, dont la réalité individuelle ne dépend en aucune façon de leur véritable ordre séquentiel et qui peuvent être assemblées pour constituer une affirmation parmi d’autres. Au cinéma, l’image, peut et devrait n’être que le commencement, le matériau de base de l’acte de création. Toute invention, toute création consiste principalement à établir une nouvelle relation entre des élément connus. (…) Le montage d’un film crée la relation séquentielle qui donne aux images selon leur fonction, une signification particulière ou nouvelle; il établit un contexte, une forme qui les transfigure sans déformer leur aspect. »
Extrait de An Anagram of Ideas on Art, Form and Film écrit par Maya Deren en 1946.